Cachez ces putes que je ne saurais voir
« Je ne veux pas d’une société dans laquelle le sexe serait un service fourni à des voitures qui défilent comme des hamburgers à partir d’un menu qui détaille avec des noms de fleurs des prestations et dans lequel il faudrait piocher. Je ne veux pas d’une société où les femmes ont un prix. Je ne veux pas d’une société où les femmes font l’objet, c’est le cas dans quelques pays, d’une ristourne pour les clients séniors, d’une autre pour les titulaires de minima sociaux, d’une autre ristourne, pour ceux qui viennent à vélo. Je n’en veux pas. »
Par Benoit Guillaume. JPEG
Elle avait la mine grave, investie, notre ministre des Droits des femmes, Najat Vallaud-Belkacem, ce vendredi 29 novembre à l’Assemblée nationale. Face à elle, un hémicycle aux trois quarts vides, relativement assoupi : paradoxe frappant quand on sait la flambée médiatique provoquée par le projet de loi de pénalisation des clients des prostituées. Rappelant la position abolitionniste de la France adoptée depuis la fin de la guerre, Vallaud-Belkacem affirmait qu’en quelques années la prostitution avait changé de visage puisque sur les 20 000 prostituées recensées, 90 % seraient des femmes étrangères [1] placées sous la férule de réseaux mafieux. Si personne ne nie l’existence de tels réseaux, la peinture du paysage prostitutionnel en France ne convainc pas tout le monde. D’abord parce que la prostitution n’a rien d’un phénomène homogène. « Ce n’est pas la même chose d’être migrante et de travailler dans un pays où on ne parle pas la langue que d’être une Française affichant 30 ans de prostitution de rue, avec un appartement et un quartier où on est connue, ou bien d’être un migrant qui travaille sur les lieux de drague ou bien encore de bosser dans des salons de massage ou des bars. La prostitution recouvre des contextes très différents qui induisent des problématiques particulières. » La précision est fournie par Antoine, membre de Cabiria, association de santé communautaire travaillant avec les prostituées de Lyon.
Cabiria a signé avec d’autres organisations, dont Act Up et le Strass [2], une plate-forme dans laquelle sont démontés pièce par pièce les arguments des souteneurs du projet de loi de pénalisation des clients [3]. Très loin dans la stratosphère de la posture patriarcale des 343 queutards [4] et de leur pétition « Touche pas à ma pute » fourbie par le magasine Causeur, Caribia estime que le vote du susdit projet se traduirait avant tout pour les travailleuses du sexe par une vulnérabilité accrue et une coupure avec les associations de soutien.
« Ce prétendu chiffre de 20 000 prostituées en France reflète uniquement l’activité de la police, poursuit Antoine. Il concerne essentiellement des personnes qui travaillent dans la rue et les grandes villes et ne tient pas compte des petites villes, ou du travail par Internet ou petites annonces. Au total, on sait que le chiffre exact est plus élevé. » Même chose que ce ratio de 90 % de femmes étrangères établi d’après les contrôles d’identité de police dans la rue alors que la prostitution via Internet par exemple concerne principalement des Françaises et des Français, ou des migrants en situation régulière. Désaccord sur l’état des lieux de la prostitution, désaccord sur l’aide à apporter aux prostituées et sur le fonctionnement des différentes missions ministérielles qui se passent de l’avis des premières concernées assignées à un rôle uniquement victimaire, Antoine pointe du doigt l’éternelle cassure des politiques avec le terrain social : « Il est quand même problématique de proposer un dispositif au bénéfice des travailleuses du sexe sans les consulter. » Autre force présente sur le terrain et pour le moins dubitative quant à l’application de la loi : les syndicats de police. « Je crains que les procédures ne tiennent pas juridiquement. Cela va être très compliqué de réussir à prouver une relation commerciale. On peut le faire, mais en montant de lourds dispositifs avec des moyens importants. Or, je ne pense pas que la priorité dans nos missions soit de coincer les clients », témoignait par exemple le secrétaire général d’Unité Police SGPFO [5]. Pire, un risque de dévoiement de la loi n’est pas à écarter selon Antoine : « La loi prétend aider les femmes lorsqu’elles iront porter plainte contre leurs clients. Or les plaintes des femmes aujourd’hui ne sont pas prises en compte par la police et je ne vois pas en quoi cette loi changerait quelque chose. Ce qu’on redoute c’est que ce nouveau dispositif législatif permette aux municipalités et aux préfectures de nettoyer un quartier des travailleuses du sexe, en mettant la pression, en envoyant les flics par exemple sur un secteur géographique harceler et arrêter les clients. » De fait si la nouvelle loi supprime dans le même temps, et c’est un progrès évident, le délit de racolage, elle rappelle que les pouvoirs de police du maire lui donnent toujours droit de « réprimer les atteintes à la tranquillité publique » et « d’interdire ou de restreindre la présence de personnes prostituées sur la voie publique ». Infâme terminologie qui rappelle soudain bruyamment les stigmates millénaires dont on a affublé les « filles de mauvaise vertu ».
Perçue sous le prisme de l’offre et de la demande, la lutte contre la prostitution imaginée par les rédacteurs de la proposition de loi pourrait se résumer ainsi : si le client se raréfie, les réseaux garants de l’« offre » n’auront plus d’intérêt à importer leur chair fraîche dans l’Hexagone. Raisonnement pour le moins simpliste pour qui connaît un tant soit peu la plasticité et la capacité d’adaptation des réseaux criminels. Reste que la raréfaction du client pose déjà un sérieux problème aux filles : « Les conséquences de cette loi, on les voit déjà puisque la pénalisation, même si elle n’est pas encore adoptée, produit ses effets : les clients ont peur et de fait il y a moins de travail dans la rue. De fait, des femmes acceptent déjà des clients qu’elles n’auraient pas acceptés avant, des types un peu trop soûls ou qui ont fumé. Or un client soûl aura des difficultés à jouir, du coup il va s’énerver ou demander le remboursement de la passe, la fille pourra accepter ou refuser, l’embrouille peut avoir lieu et entraîner une escalade de la violence. » Autre évolution inquiétante : lors de leur tournée, les membres de Cabiria peuvent rencontrer des filles exposées à un risque de contamination au VIH, une capote qui crève par exemple. Dans ce cas ils proposent de les accompagner rapidement aux urgences pour leur administrer un traitement très efficace s’il est pris dans les quatre heures suivant le risque. « L’an dernier sur une dizaine de cas, une seule a accepté : toutes les autres ont refusé parce qu’elles ne pouvaient pas s’arrêter de travailler, à cause du manque de clients. “On ira demain ou on fera un dépistage dans six mois”, nous ont-elles dit. » Parallèlement à son pendant répressif, la loi liste un panel de mesures destinées à sortir les filles de la nasse prostitutionnelle. Pensée avant tout pour des migrantes clandestines, la loi prévoit un titre de séjour de six mois et le versement d’une allocation temporaire d’attente. Montant des cacahuètes : 336 euros par mois. « De la poudre aux yeux, estime Antoine. Dans la prostitution qu’on voit au quotidien, beaucoup ont déjà un travail salarié à côté qui ne leur suffit pas pour vivre. Et on ose parler de réinsertion des personnes prostituées !? »
Notes
[1] De Roumanie, Bulgarie, Nigeria et Chine principalement.
[2] Syndicat du travail sexuel. Cf. « Sur le dos des tapins », CQFD n°96 pour la position du Strass sur le précédent projet de pénalisation des clients de 2011.
[3] Disponible ici.
[4] Voir l’article de notre chroniqueuse Casse-Noisette.
[5] Le journal de Saône-et-Loire, 04/12/2013.